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La laideur
dimanche 8 septembre 2013
Si on lui dit « laideur », il se met en marche et nous fabrique, des mots, des mots...
Des phrases
On l’écoute ?
Trop vite ?
Cette semaine, nous allons parler esthétique et traiter de la laideur. Voilà un sujet bien difficile à cerner. Qui aime les œuvres d’Arcimboldo, exposées au Sénat ? Qui n’aimait pas la peinture de Picasso ? Qui a lu le roman de Boris Vian, « On tuera tous les affreux », où l’humanité se dispute la dernière créature hors critères ? Beauté et laideur se déclinent avec le temps, les civilisations. Hommes, femmes, paysages, objets, œuvres d’art : à tout on peut appliquer le qualificatif de « laid ». Question de goût ou d’opinion. Et on n’a pas avancé...
Voilà qui pose la question profonde de savoir si la laideur est relative ou absolue. En général, on dit qu’elle est relative, comme la beauté. Cela dépend des goûts et des couleurs bien sûr, on ne discute pas de cela. Je vais essayer de défendre la thèse selon laquelle elle est absolue. Et je vais commencer par prendre quatre exemples de laideur sur lesquels tout le monde sera d’accord. La première, c’est la laideur de nos entrées de villes. Jadis ruralement aimables, nos entrées de villes sont aujourd’hui complètement conciliées de publicités, de marques, de « laideur hurlante ». La deuxième laideur sur laquelle tout le monde s’accorde, c’est l’Opéra Bastille. L’Opéra Bastille est l’une laideur absolue. Là, on pourrait dire que cette laideur est haute, massive et plate.
Peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse !
Troisième exemple, les décors des émissions de télé : ce n’est ni de la laideur hurlante, ni de la laideur plate, c’est de la laideur explosive.
Vous regardez les émissions people, de téléréalité ?
Quatrième exemple, auquel je tiens beaucoup, voici une jolie jeune fille ou une jolie femme qui prend place devant vous dans le métro, le train ou le RER, et qui se met à mâcher du chewing-gum. Elle rumine comme une vache.
Vous parlez comme ma grand-mère !
Cette laideur-là, c’est la laideur déformante - qui déforme la beauté préalable. Je voudrais maintenant généraliser. Pourquoi la laideur est-elle, aujourd’hui, devenue invisible ? Parce que la laideur, c’est l’atmosphère générale dans laquelle notre société respire. C’est la mer dans laquelle nous baignons, dans laquelle nous sommes en train de nous noyer. Pourquoi ? Parce que la génération des décideurs actuels, qu’ils soient politiques, médiatiques, économiques, industriels, est, probablement, la génération la moins cultivée ou la plus inculte de toute l’histoire de France. Cette génération-là n’a plus ni le goût de la beauté, ni le souci de la beauté, ni la connaissance de la beauté. Elle se moque de la beauté.
Mais croyez-vous que l’architecture de nos campagnes, il y a deux ou trois siècles, répondait à des critères esthétiques ?
Je dis simplement qu’aujourd’hui, nous sommes dans un moment d’aveuglement à la beauté, dans un moment d’aveuglement à la laideur. À tel point que cette laideur-là
en devient absolue. Le souci de la beauté, et sa connaissance, sont relativement exceptionnels. On les a eus en France : notre pays a une littérature, une peinture, une sculpture des villes et des cathédrales extraordinaires ! Ce bain de laideur me paraît dangereux : j’ai peur que ceux qui y baignent soient entraînés à la plus grande violence. La beauté est libératrice, la beauté sauve, la beauté permet un certain apaisement.
On se bat pour une jolie femme...
La beauté est donc, pour cette raison, générale et absolue. Cela dit, je peux affirmer avec vous que la beauté est relative, ou que la laideur est relative. Je vois des vieilles personnes dont on dit qu’elles sont laides et, tout d’un coup, un sourire de bonté, un éclat d’intelligence dans l’œil donnent à cette laideur une sorte de résurrection de beauté. Cela me rappelle ce mot de Montaigne : « Une vieillesse avouée est moins vieille et moins laide à mon gré qu’une autre peinte et lissée. » L’aveu, l’acceptation, la résignation d’être dans la vieillesse et dans la laideur apportent soudainement, un changement profond qui les efface. Alors, oui, la laideur est relative, elle est même
volontaire.
Elle est quand même liée aux modes. La beauté du temps des Romains, la beauté au Moyen Âge, la beauté a la Renaissance...
Ça, c’est l’opinion ordinaire de l’Histoire. On croit que c’est relatif. Ça l’est tellement peu que tout le monde s’accorde sur la beauté de telle production du XXe siècle, de telle autre du VIe siècle avant J.-C. ! La beauté est beaucoup plus absolue que vous ne le croyez. Mais revenons à notre sujet et insistons auprès de nos contemporains : ils baignent dans une laideur qu’ils ne voient plus. Qu’est-ce que la laideur ? Ce qui rend aveugle à la beauté.