Je ne suis pas en morceaux !

Depuis ma naissance, je les entends…

Depuis mon berceau, des visages de toutes les formes, de tous les âges, de toutes les couleurs s’approchent près, trop près et lancent des phrases qui me font peur :

 C’est le portrait tout craché de son père 
 Regardez, il a les mêmes yeux que sa mère !
 Vous direz ce que vous voulez, mais son nez c’est celui de son grand-père !
 Ce menton, mais regardez ce menton, c’est le même que celui de la tante Georgette !

J’ai envie de crier un grand « NON ! » mais le pouce qui encombre ma bouche m’empêche toute révolte. Il n’empêche qu’intérieurement je trépigne, je m’oppose, je m’insurge, je râle…
Je ne peux plus continuer à entendre que je serai fait de morceaux. Je ne peux pas admettre que des parties de moi ne sont pas à moi. Je refuse de penser que je suis un puzzle, un patchwork, une mosaïque.

Mon nez, ma bouche, mon menton, mon portrait je les ai fabriqués seul pendant neuf mois dans le ventre de ma mère. Il s’agit d’une création totalement originale qui ne doit rien à Georgette, mon père, ma mère, mon grand-père. Je ne suis pas fait des autres.

Alors, la prochaine fois qu’un vieux visage souriant se penche sur mon berceau pour me découper la ressemblance en morceaux, c’est décidé, je réplique. Je suis sûr qu’un bon gros hurlement les fera fuir.

Mais j’ai aussi un peu peur que le visage en question ne finisse pas dire : « C’est vraiment le sale caractère de sa grand-mère ».